À l’origine de la démarche autobiographique raisonnée, il y a un « passeur de frontières », Henri Desroche. C’est ainsi qu’il se définit.

En 1959, H. Desroche, qui est alors directeur d’études à l’EPHE (École Pratique des Hautes Études), crée le Collège Coopératif de Paris qui forme des adultes dans le champ de la coopération et du développement. Ses étudiants ont plusieurs caractéristiques : ce sont des adultes qui ont au moins cinq ans d’expérience professionnelle ou sociale (par exemple en tant que bénévole ou militant) et ils viennent aussi bien d’Afrique, des pays du Maghreb, du Canada que d’Amérique du Sud.

Ils ont généralement entre 25 et 50 ans et ils possèdent une solide expérience de vie. S’ils s’engagent dans une reprise d’études universitaires, c’est à la fois pour obtenir un diplôme qui validera leur expérience mais aussi pour faire le point sur leur parcours et leurs engagements.

Pionnier de la formation des adultes, Desroche a en effet créé un cursus spécifique, le DHEPS (Diplôme des Hautes Études des Pratiques Sociales), qui comprend trois années d’études et permet d’obtenir un diplôme de niveau bac + 4.

S’adressant à des acteurs de terrain, Desroche a l’idée de proposer un cursus « à la carte », c’est-à-dire qui s’adapte au projet de l’apprenant à partir d’un socle commun de cours, en sciences sociales notamment. La validation du parcours de formation repose, non sur un examen final, mais sur la production d’un mémoire de recherche-action de 100 à 200 pages qui rend compte d’une recherche répondant à un questionnement personnel ou professionnel.

C’est dans ce cadre-là qu’Henri Desroche va élaborer l’autobiographie raisonnée qui constitue la matrice de la démarche autobiographique. Il s’agit pour lui, lorsqu’il rencontre un adulte demandant à entrer en formation, de cerner son expérience professionnelle et sociale et surtout de repérer ce qu’elle a de plus original. Dans les années 1960, au moment de la création du Collège Coopératif, il s’agit de quelques questions clés qu’il pose à la personne lors de la première rencontre :

  • De quel pays ou de quelle région êtes-vous ?
  • Quel était votre milieu familial ?
  • Quel cycle d’études avez-vous déjà suivi ?
  • À quels groupes associatifs avez-vous déjà appartenu ? Quelles activités dans ces groupes ? Militantes ? Économiques ? Sociales ? Éducatives ?
  • Quels voyages déjà ? De quelle durée ? Dans quelles conditions ?
  • Quelle activité professionnelle jusque-là ? Quels travaux de réflexion éventuellement autour de cette activité ?
  • Avez-vous déjà rédigé et/ou publié quelque chose ?
  • Quelles langues apprises et parlées ou/et écrites ? […]
  • Vers quel domaine ou quelle problématique s’ouvrent spontanément l’appétit et la curiosité ?
  • Quels projets d’avenir ? Projets culturels ? Projets professionnels ?
  • Quels échecs déjà encourus ? Frustrations culturelles ? Im passes professionnelles ?
  • Etc. (Desroche, 1971, 29-30).

Ce faisant, Desroche poursuit un double objectif : tout d’abord, ses préoccupations sont celles d’un professeur qui encadre des mémoires universitaires et qui cherche, dans l’expérience de son interlocuteur, les domaines où, sur le plan de la connaissance du champ social, celui-ci a quelque chose d’inédit et de singulier à apporter. Et d’autre part, il incite chaque étudiant, à travers cette exploration conjointe, à identifier les axes moteurs de son engagement personnel et social.

Ce n’est qu’en 1984 qu’Henri Desroche publie une première brochure sur cette pratique qu’il a affinée au fil des années et qui, à partir d’un entretien à peine formalisé, est devenue une méthode à part entière. La raison en est simple. Dans les années 1980, un nouveau domaine émerge, tant sur le plan universi­taire que dans le champ de la formation d’adultes, dans le travail social ou les pratiques d’orientation : c’est celui des histoires de vie. Dans le champ universitaire, l’utilisation des histoires de vie comme matériau de recherche n’est pas nouveau : c’est, au début du xxe siècle, pour ce qu’on appelle l’École de Chicago, une méthodologie essentielle pour comprendre le vécu de certaines catégories d’acteurs plus ou moins marginaux. Mais cette méthodologie jugée moins fiable que les approches statistiques, par exemple, est tombée en désuétude.

En 1983, Gaston Pineau, un universitaire français parti enseigner au Canada, publie un ouvrage, « Produire sa vie : autoformation et autobiographie », dans lequel il montre l’importance de la démarche autobiographique comme support de formation et de développement. Un an plus tard, Desroche qui voit sa méthode de plus en plus « récupérée » et plagiée se décide à publier un texte, « Théorie et pratique de l’autobiographie raisonnée » dans lequel il explique la genèse et les fondements de sa méthode.

Dans un objectif de formalisation et de simplifica­tion, Desroche propose une grille qui permet à la fois de recueillir les informations liées à la trajectoire de la personne et de les analyser. Il nomme cette grille « bioscopie » en référence à la « radioscopie » utilisée par les médecins pour appréhender la structure du corps humain. La bioscopie est composée de cinq colonnes : à gauche, la première colonne est celle des années puisque la recension des acquis et des expériences est chronologique. Les quatre colonnes restantes se répar­tissent en deux grands champs : à gauche, on trouve deux colonnes représentant le domaine des études : tout d’abord, la colonne dite des « études formelles », suivie de la colonne des « études non formelles ». À droite, le domaine des activités regroupe une colonne « activités professionnelles » qui est située la plus à droite, et une colonne « activités sociales ». Nous reviendrons dans le troisième chapitre sur la structure de ce schéma et sur la manière de l’utiliser.

C’est cette grille que nous utilisons comme support de base à la « démarche autobiographique ».

De l’autobiographie raisonnée à la démarche autobiographique et de la bioscopie à la grille expérientielle

Il me faut maintenant clarifier un point : même si je m’appuie explicitement sur l’œuvre de Desroche, j’ai été amené à utiliser, dans ma pratique d’accompagnement, une autre terminologie.

Tout d’abord, le terme « autobiographie raisonnée » qui, il faut le dire, est peu explicite lorsqu’on l’entend pour la première fois, donne souvent le sentiment qu’il s’agit d’un travail à dominante psychologique où il s’agirait avant tout d’investiguer le passé. Or, dans des formations collectives centrées sur la formalisation d’un projet professionnel et la réalisation d’un CV (curriculum vitae), par exemple, les participants n’ont aucune envie d’aller vers un travail analytique qu’ils n’auraient pas décidé et dont ils ne percevraient ni la pertinence ni l’intérêt au regard des objectifs poursuivis.

Or, comme la finalité de la démarche n’est pas de se centrer sur le passé mais de récapituler ses expériences pour identifier ses acquis et ses motivations profondes au service d’un projet, j’ai choisi d’utiliser le terme de « Grille expérientielle » pour mettre l’accent sur ce qui est visé, à savoir recueillir de manière factuelle les différentes étapes de la trajectoire.

Par ailleurs, ma propre connaissance des histoires de vie ne s’appuie pas seulement sur ma pratique de l’autobiographie raisonnée depuis mon entrée dans le DHEPS en 1989. Elle s’est nourrie également d’une formation au « Profil expérientiel » qui a été conçu par Jean-Luc Dumont et Marie-Claude Saint Pé dont j’ai suivi le séminaire en 1993. Le Profil expérientiel, qui est très complémentaire de l’autobiographie raisonnée tout en s’en distinguant, met l’accent sur l’importance en termes d’efficacité d’un projet ancré dans l’expérience de la personne.

Au final, si j’ai choisi de me référer au terme générique de « démarche autobiographique » plutôt que de reprendre l’expression « autobiographie raisonnée » sur laquelle elle s’appuie, c’est parce que j’y adjoins des perspectives différentes de ce que Desroche avait développé. Tout en mettant en avant ce qui lui est dû, je peux ainsi exprimer pleinement ce qui correspond à mon propre parcours.

Redécouvrir son capital expérientiel

Il est un autre terme que j’utilise régulièrement : c’est celui de « capital expérientiel ». Notre expérience est en effet le premier capital dont nous disposons, mais il ressemble souvent à un minerai brut dont on ne verrait que l’apparence grossière sans se douter qu’il contient des pierres précieuses et des ressources inexploitées.

L’objet de la démarche autobiographique est donc de transformer la trajectoire personnelle, professionnelle et sociale en un capital qui mettra à jour des potentia­lités disponibles, sources de nouveaux développements. C’est pourtant sur ce capital, non valorisé, que nous nous appuyons, jour après jour, pour tenter de nous accomplir dans tous les domaines de l’existence, que ce soit au travail, sur le plan affectif et relationnel, dans la poursuite d’un idéal ou tout simplement pour avoir le sentiment d’avoir trouvé sa place et d’être reconnu comme une personne unique, avec ses qualités et ses spécificités. Car tel est bien l’enjeu : donner du sens à son existence et s’orienter lorsqu’on se trouve à une nouvelle étape de sa vie ne peut se faire sans réaliser une cartographie du chemin parcouru et sans recenser la multiplicité des acquis quand l’apparente banalité des expériences contribue au contraire à recouvrir et à minimiser ce qu’il y a d’original et de significatif dans notre vécu.

Histoires de vie et formation

La démarche autobiographique est d’abord et avant tout une démarche d’auto-formation, même si, comme nous le verrons, la médiation d’une personne-ressource ou d’un groupe s’avère déterminante.

Parler d’auto-formation renvoie à deux dynamiques principales : dans la première acception, s’auto-former signifie, comme le souligne Gaston Pineau, « former son autos », c’est-à-dire sa capacité d’autonomie et son aptitude à prendre en main les rênes de sa propre existence. Par ailleurs, s’auto-former renvoie au fait de se former en définissant soi-même le contenu, le rythme et les modalités de la démarche d’apprentissage. Or, tel est bien le cas avec la démarche autobiographique : c’est la personne concernée qui rassemble les éléments de son expérience, c’est elle qui l’analyse au regard de ses propres critères et elle réalise ce travail au moment qui lui semble le plus opportun.

Comme nous l’avons évoqué, c’est dans les années 1970 que le courant des histoires de vie est apparu de manière aussi soudaine que décisive. On peut sans conteste relier cette émergence à l’évolution globale de la société et à la montée de l’individualisme. En contre-point à la perte d’influence des grands « intégrateurs sociaux » que sont la famille, l’école, le travail, la religion ou le politique, l’aspiration des individus à accéder à une plus grande autonomie n’a au contraire fait que croître et se développer.

C’est dans ce contexte que le travail sur l’histoire de vie apparaît comme une ressource majeure : comment construire un projet d’avenir réaliste sans s’appuyer sur les acquis du passé et sans tenir compte du chemin parcouru ? La formation des adultes, le travail social, l’orientation scolaire et professionnelle ont donc intégré différentes modalités ayant pour principale caractéristique d’inciter la personne à revisiter son histoire de vie et à en faire le support de son développement.

Pourtant la démarche autobiographique que je propose dans le sillage de Desroche se démarque fondamentalement de la plupart de ses interventions, et ce, au moins sur deux points : le premier, c’est que le travail autobiographique utilisé dans le cadre d’un bilan de compétences ou d’un dispositif d’outplacement est instrumenté et limité dans sa portée par le fait même que la démarche, dès le départ, est finalisée par le résultat à atteindre, ce qui conduit à privilégier certaines informations et situations et à en minimiser d’autres. Alors que la démarche autobiographique vise d’abord à rassembler, sans tri ni sélection, l’ensemble des expériences vécues par la personne, tant sur le plan des études, de la formation que des activités profession­nelles et sociales. C’est seulement une fois ce recueil fait que l’exploitation de ce matériau pourra commencer (nous présenterons dans les chapitres suivants différentes modalités d’utilisation de la Grille expérientielle).

La seconde différence, essentielle elle aussi, tient à la posture de la personne accompagnatrice. Dans le cas le plus fréquent, le conseiller intervient comme un « expert » du domaine (consultant, coach, conseiller en orientation, etc.). Au nom de cette compétence, la parole du « spécialiste » en vient à surpasser celle du bénéficiaire qui, d’ailleurs, la sollicite. Ce faisant, la personne se trouve dépossédée de l’exigence majeure qui lui incombe : celle de donner un sens à sa trajectoire et d’assumer la responsabilité de ses choix existentiels.

Cette nécessité n’est pas simplement une exigence morale visant à reconnaître à chacun une autonomie, que celle-ci soit envisagée d’un point de vue ontologique ou dans une perspective démocratique sous-tendue par l’exercice de la citoyenneté : c’est faire le constat que personne ne peut prendre dans ce domaine la place de quiconque, sauf à créer des interférences majeures, sources de frustration et de découragement.

Christophe Vandernotte, La démarche autobiographique, une voie d’accomplissement. Tirez le meilleur de votre expérience de vie.

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