Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. Le chauffeur habituel s’en était aperçu. Je glissai le téléphone dans ma veste.

Mon premier réflexe aurait pu être de le signaler au taxi. Il m’envoyait des coups d’oeil fréquents, de ses yeux ombragés d’une épaisse couche de cils. C’était souvent lui que m’envoyait la compagnie attitrée de la boîte, à la gare Saint-Charles. Hovsep avait fini par se présenter. Il s’était reconverti après un passé chargé comme petite main des frères Campanella, juste à temps avant de plonger.

Durant les trente minutes qui séparaient la gare de l’usine, Hovsep évoquait son Arménie natale, me montrait des photos de sa famille, et même, un jour, une image de lui torse nu. Je le trouvais plutôt attendrissant.

Un portable.

Le taxi d’Hovsep.

L’autoroute, de la gare à l’usine.

Les yeux d’Hovsep.

Les cils et les yeux d’Hovsep, comme une lueur dans le rétroviseur. Hovsep à qui rien n’échappe.

La boîte à gants du taxi d’Hovsep.

Les cigales qui m’assourdissent.

J’examinai le téléphone dernier cri, enchâssé dans un étui en cuir épais et noir. Il pouvait aussi bien appartenir à un passager lambda qu’à un de mes collègues, qui faisaient régulièrement le déplacement. Une impulsion me fit enclencher le bouton du silencieux et glisser le portable dans la poche de ma veste. L’idée qu’Hovsep pourrait être puni pour ne pas retrouver l’objet perdu m’effleura un instant.

La main de Denis, devant moi.

Denis Bouchard. Mon boss.

Mon patron, qui a racheté l’usine marseillaise il y a un an.

Est-ce que c’est son portable ?

Oublié dans le taxi d’Hovsep.

Hovsep doit en entendre des choses, dans son taxi.

Des projets confidentiels.

Le directeur financier, le directeur commercial.

Moi, je ne prends jamais le même train.

Ils n’ont pas de femme, pas d’enfant, pas de contrainte.

Je suis la dernière arrivée.

Un an auparavant, Denis Bouchard avait adjoint à mon service quelques employés du site provençal. Le site avait été vendu à perte. Denis attendait de moi que je rentabilise l’activité. J’étais sûre de réussir, l’équipe marseillaise avait un excellent niveau.

Mes enfants.

Le lever à 6 heures, je suis fatiguée.

Je vais rentrer tard ce soir.

Qu’est-ce que je vais leur dire ?

Qu’est-ce qu’ils vont devenir ?

Denis Bouchard m’avait peu à peu isolée dans une impasse économique, de laquelle je ne pouvais sortir qu’en compressant les coûts. Ayant frôlé la faillite, l’équipe provençale acceptait le défi avec entrain, et me voyait débarquer chaque semaine, ravie d’avoir enfin une direction claire.

Il faut réfléchir vite.

La réunion commence dans dix minutes.

Les cigales me scient la tête.

La lumière blanche me donne la nausée.

Les comptes dans le rouge.

Agathe, on ne voit pas tes résultats.

Les ricanements du commercial à la table de Bouchard.

Denis prenait le premier train, toujours accompagné du directeur financier, et parfois du commercial. Les deux premiers étaient divorcés, le dernier était célibataire. Le boss mentionnait parfois sa visite mensuelle à sa vieille mère en maison de retraite.

Mes bébés, mes enfants.

Gabrielle en larmes le matin.

Les coûts à compresser. Une impasse.

Rémi toujours prêt à l’heure, son doudou sur le nez.

Mon équipe provençale qui a failli être virée.

La faillite qui leur est passée à ça.

À chaque fois qu’un déplacement s’annonçait, je devais houspiller mes enfants dès 6 heures. Au moment de quitter la maison, il y avait toujours un problème avec Gabrielle qui finissait par fondre en larmes, et j’explosais.

Un jour, assise sur l’escalier, elle avait intercalé sa petite voix douce entre deux sanglots :

— Mais Maman, je ne suis qu’une petite fille !

J’avais eu envie de pleurer avec elle, de la cajoler dans mes bras et de lui demander pardon pour tous ces départs, ces hurlements, toutes ces bousculades. Mais c’était l’heure, et je l’avais prise par la main. Rémi était déjà sur le seuil, son petit sac de goûter à l’épaule. Devant le périscolaire, je droppais les enfants comme on dépose des paquets.

Quand j’ai glissé le téléphone dans la poche de ma veste, la douceur et la chaleur du cuir noir m’ont laissé la même impression qu’une caresse impromptue, non désirée. Pendant que mes doigts caressaient distraitement le cuir noir, j’ai enclenché presque malgré moi le bouton du silencieux.

Le téléphone, il aurait pu être à n’importe qui.

Le téléphone dans ma veste.

Les yeux d’Hovsep dans le rétroviseur.

Le taxi était dans le tunnel du Prado lorsque je sentis une vibration. Qu’est-ce qui m’avait pris de prendre ce téléphone, comment le reposer maintenant discrètement sans éveiller l’attention d’Hovsep, lui dont le regard ne cessait de m’ausculter, de noter le moindre de mes gestes ? Je m’efforçais de poser un regard neutre sur l’écran de l’appareil tiré de ma poche. Après tout, il avait l’habitude de mes coups de fil, il avait une timidité respectueuse face à mon titre de directrice, qui claquait d’autant plus que je n’avais pas 40 ans.

Comme tous les mardis, j’ai explosé sur Gabrielle.

Comme tous les mardis, je vais rentrer à pas d’heure.

Une histoire et au lit.

Non, pas au lit.

Non, pas la porte fermée.

La lumière dans le couloir.

L’odeur des cheveux de ma fille pendant l’histoire.

Les courriels rattrapés le soir.

La peur d’un nouveau scud.

Après l’appel en absence, un sms de « Marc Avocat »

s’était affiché :

— Salut Denis, g travaillé dossier licenciements, tu me rappelle, suis au bureau jq midi.

J’avais déjà croisé Marc, chemise largement ouverte, des yeux qui se baladaient à la hauteur des seins. Quand Bouchard m’avait embauchée, il m’avait glissé :

— Ah, enfin ! Denis se décide à féminiser un peu son staff. Mais c’est que vous avez l’air compétente, en plus !

Pas comme la précédente…

Quels licenciements ?

Il a déjà viré tous ceux qu’il a pu.

Un an déjà.

Il faut travailler plus et je vais y arriver.

Dormir moins.

Ne pas penser à mes maux de ventre.

Ça va.

Je.

À la sortie du tunnel, Marc rappela et je me fis passer pour la nouvelle secrétaire. Hovsep me fixa dans le rétroviseur lorsqu’il entendit ma voix. Après une hésitation, Marc lâcha :

— Il faudrait qu’il me rappelle pour le dossier de licenciement d’Agathe Fresnel.

Mon nom prononcé par l’avocat.

La fille de la recherche.

Comme une bouffée de chaleur à la sortie du TGV.

L’odeur d’égout de la gare écrasée de soleil.

Il raccrocha brusquement comme il coupait court à toutes les conversations avec les petites gens. La nouvelle secrétaire du site, dont je n’avais pas tenté d’imiter la voix chantante, ne l’intéressait pas. Sans doute imaginait-il une petite Provençale, les cheveux bruns teints en platine, les faux ongles fantaisie trop longs, trop sucrée pour ses goûts parisiens.

Hovsep me déshabille du regard.

La boîte à gants ouverte avec un objet dedans.

La secrétaire me sourit.

Les sièges en cuir de la salle de réunion.

Il ne restait que deux minutes, avant que la voiture franchisse le portail. Les remarques de Denis reçues ces derniers mois resurgissaient comme dans une salle de cinéma, l’écran blanc remplacé par le pare-brise du taxi envahi de moucherons scintillants dans la lumière crue. Les comptes qui ne passaient jamais au vert, le commercial hurlant à l’assassinat du client, l’organisation d’un séminaire pendant la première rentrée scolaire de mes enfants, tout se détachait avec netteté sur le pare-brise, comme un puzzle dont on rassemble les morceaux en direct. Il suffisait de le voir, et je ne l’avais pas vu, tendue vers mon effort pour arriver à ces objectifs sans faire de casse. « C’est trop lent, on ne voit pas tes résultats », avait assené Denis. On était arrivé, Hovsep me demanda si j’allais rendre son téléphone à mon patron.

Je fis un effort de concentration, mes oreilles bourdonnaient des crissements de cigales qui, à peine le moteur coupé, avaient envahi l’habitacle. Il fallait réfléchir vite, la prochaine réunion démarrait dans dix minutes. La climatisation s’était coupée en même temps que le moteur, la transpiration s’égouttait lentement de mes mains sur le bel étui de cuir noir. Je posai le téléphone sur la banquette. Hovsep me contempla quelques instants, comme s’il allait soudain me faire une déclaration. Il se contenta d’ouvrir délicatement la boîte à gants du taxi. Au fond, un revolver lisse luisait à peine.

Le regard des six hommes clonés

Six hommes même veste grise même chemise blanche.

Je ne peux pas leur annoncer,

Mes enfants, je n’ai plus de travail.

La moquette marron toute tachée.

Agathe, on va s’expliquer.

Ça va aller.

L’image du revolver se superposait aux visages de Gabrielle et Rémi. Qu’est-ce qu’ils allaient devenir ? Rémi, depuis le départ de son père, avait toujours craint d’être une charge. Je ne voulais pas revenir et leur annoncer ça, les enfants, je ne sais pas quoi faire.

Dans la lumière blanche, je me vois saisir le revolver encore frais, sortir du taxi sans mon ordinateur, pas de remords possible, je ne pourrai pas prétendre me rendre à ma réunion comme tous les mardis. Je me dirige vers l’entrée principale, dont les portes vitrées automatiques s’ouvrent en silence. Je souris à la secrétaire de l’accueil, qui me fait un signe sans rien remarquer. Le couloir est vide, les salles de réunion bourdonnent de téléconférences, éclairées par des présentations PowerPoint.

Mes enfants, mes amours.

Maman est en voyage d’affaires.

Papy et Mamoun s’occuperont bien de vous.

Tout va bien se passer.

Tout va.

Ce soir, ne pas essuyer leurs larmes.

Ce soir, ne pas respirer leur odeur.

Lorsque j’ouvre la porte de la salle principale, la plus luxueuse, celle où l’ancien dirigeant a fait

installer de profonds sièges en cuir, les regards des six hommes présents convergent. Denis avance

lentement sa main courte devant lui, comme une protection dérisoire, ouvre la bouche pour tenter de m’amadouer, arrête Agathe, ça ne sert à rien. Il n’a pas le temps de finir. J’appuie sur la gâchette, les beaux sièges seront tachés de sang, de cervelle.

Le costume de Bouchard éclaboussé.

Mon sang sur la moquette marron.

Son nom souillé à jamais.

Seul mon sang a ce pouvoir.

Le revolver frais dans ma main.

 

AGNÈS DE CLAIRVILLE, LAURÉATE DU CONCOURS LIBRINOVA

L’autrice de Maman est en voyage d’affaires, 53 ans, vit à Marseille. Elle écrit depuis environ six ans, participe à des ateliers d’écriture, et l’un de ses romans est actuellement en lecture chez un éditeur.

Elle a saisi l’occasion de ce concours de nouvelles pour traiter d’un thème qu’elle avait en tête depuis longtemps : les licenciements et la souffrance au travail. « Le taxi était le lien qui me raccrochait à ma propre vie professionnelle, car je fais pas mal de déplacements », explique notre lauréate, qui travaille dans l’industrie chimique.

Source : Lire magazine littéraire • novembre 2021

A lire aussi : Résultat du concours Librinova

 

L'écriture vous passionne ?

Rejoignez le club des écrivains et profitez de nombreux avantages !

Recevez un guide gratuit.

À tout de suite.